Accompagner, épisode 1

"Accompagner" vient du latin ad (mouvement) et cum panis, qui donnera "compagnon", celui qui mange 

le même pain (Littré). 

Accompagner, c'est littéralement partager le pain avec l'autre. Le pain croustillant des jours créatifs, le pain noir des pages blanches et des doutes.

Accompagner à l'écriture, c'est un cheminement dans l'espace et dans le temps où émerge, à son rythme, une dynamique créatrice. Ce chemin est fait de deux terreaux mélangés : soutenir, être à côté, mais aussi apporter des outils, des connaissances, une analyse au moment opportun.

Au fil des expériences, je mesure les contours de ce cheminement, avec ses récurrences et ses moments singuliers, et j'avais envie de garder une trace des prises de consience que m'inspire ce moment où l'on aide l'autre à "sauter" dans l'inconnu.

Voici le premier épisode de cette série, au Lycée Lacassagne à Lyon 3e. 

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Crédit photo : John Schnobrich / Unsplash

Mercredi matin. Je découvre la classe de seconde 2 du Lycée Lacassagne de Lyon, sélectionnée pour le Prix littéraire des lycéens et apprentis 2023. 

 

Retour dans des années que j'avais oubliées, escaliers jaunes, effervescence, portes coupe-feu en enfilade, sonnerie qui hache le moment, débite le savoir en tranches de 55 mn. Malgré le sourire chaleureux de Christophe, le professeur de français, tout me rappelle qu'il faudra aller vite et bien. 

 

Parmi les huit livres de la sélection (4 romans / 4 BD), le projet développé par l'enseignant de français est de travailler à partir de deux ou trois ouvrages retenus collectivement, indépendamment du vote pour le prix. Ces ouvrages, leurs univers, leurs personnages, leur construction narrative, seront des points de départs pour créer des récits courts dont j'accompagnerai l'écriture, avec le soutien de Christophe et de Anne, la documentaliste. 

 

Devant moi, une trentaine d'élèves, regards brillants ou endormis, messes basses, feuilles et stylos sortis à la hâte à l'injonction du professeur qui veut mettre ses élèves sur les rails rapidement.

Pas tous forcément prêts, intéressés ou enthousiastes à l'idée d'écrire.

Pas tous forcément prêts à lire huit livres en trois mois.

Du petit questionnaire que je jeur propose de remplir lors de la première séance, il ressort des émotions multiples : de l'envie, de l'indifférence, de l'incompréhension. Bref, une micro-société !

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Sélection de quelques questionnaires anonymes autour de "qu'est-ce qui vous fait le plus peur / le plus envie dans le fait d'écrire"

Trois oeuvres "point de départ" sont identifiées. Il s'agit de A la maison des femmes, de Nicolas Wild (qui sera d'ailleurs le lauréat du prix), Blizzard de Marie Vingtras et Le poids des héros de David Sala.

 

Chaque projet est porté par un groupe de 2 ou 3 élèves, que j'accompagne en format demi-classe.

Je mêle éléments théoriques et mises en pratique, à partir d'un document de suivi sur lequel je les invite à consigner leurs outils préparatoires (pitch, schéma narratif, synopsis, fiche personnage...).

 

En 15 heures (1h en classe entière et 7h pour chaque demi-groupe), de décembre 2022 à mars 2023, pas à pas, je transmets les outils, donne des pistes méthodologiques pour faire surgir 11 projets de textes, à partir de ces trois oeuvres.

 

Le planning est serré mais le mélange prend. Les outils, d'abord un peu "repoussoirs", sont réappropriés par les élèves pour se rassurer, faire venir de la matière et produire. Petit à petit, se tisse le plaisir de construire une histoire, l'envie d'aller plus loin. Chacun argumente et suggère des pistes pour faire avancer le travail.

 

Je suis toujours fascinée par cette montée en puissance. Entre deux conseils, j'observe ces petits groupes affairés, immergés dans leurs hypothèses. Comme à la course à pied, un second souffle est atteint, autre chose s'installe.

 

Voici le début du texte écrit par Héroïne, Jeanne et Zoé, inspiré de la BD de David Sala, Le poids des héros

"C'était en octobre 1939, j'étais avec ma femme et ma fille lorsque la Gestapo est entrée chez moi et m'a forcée à tout quitter. Je ne comprenais pas ce qu'il se passait, pourquoi étaient-ils là ? Qu'avais-je fait ? Aucun de ces policiers ne m'expliquait la raison de mon arrestation. Ils m'ont saisi brutalement par les bras pour m'embarquer, je me débattais de touts mes forces et essayais de comprendre..." 

 

Ou celui de Diana et Tiziri.

"J'aime me balader à la bibliothèque pendant  les heures tardives, il n'y a personne. je me sens libre et c'est là où je peux vraiment rencontrer des livres. Ce jour-là, à la fermeture, je range les nouveaux arrivages, et je découvre un livre qui m'intrigue grâce à son titre A la maison des femmes. Sa couverture est un beau dessin, représentant cette maison comme si les murs étaient invisibles.

Rentrée chez moi, je commence à feuilleter cette BD. Intéressée par sa mise en page, je me décide à la lire. En la lisant, je me rends compte qu'il y a une histoire qui me marque : celle de Grace..."

 

Ou la fin du texte de Seïdji et Léandre, qui ont choisi, littéralement, de donner vie au Blizzard de Marie Vingtras.

"Je rassemble aussitôt quelques unes de mes forces pour créer un puissant coup de vent et envoyer l'home armé dans la crevasse profonde, tout en épargnant la femme en jaune. Le vent couvre son cri d'épouvante. M'assurant qu'il n'y a plus de danger pour la femme, je vois l'homme en bleu suivre les traces de pas dans la neige. Dans le doute, il n'a pas d'arme et n'est peut-être pas un danger, je le laisse s'approcher, tout en restant vigilant.

Les deux personnes sont heureuses de s'être retrouvées. Elles s'étreignent l'une l'autre longuement, puis se dirigent vers la maison où l'enfant se trouve.

Tous les trois, ils rentrent au village, accompagnés d'un doux souffle de vent et d'une trainée de flocons de neige leur indiquant le chemin. Ils ignorent que moi, puissant blizzard, je veille sur eux."

 

Autant d'invitations à découvrir le livret de l'ensemble des textes produits et finalisés avec les enseignants ! 

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A l'occasion de la remise du Prix, ce livret a été mis à la disposition des participants et transmis aux auteurs des 3 oeuvres qui ont été les points de départ des projets d'écriture.

Quand je vois ce livret où chacun a pris sa part de travail, je suis très fière.

 

L'accompagnement de groupe me réconcilie avec la part de moi qui n'aime pas le collectif, la coopération, l'ingérence d'autrui. Cette part d'ombre qui voudrait rester tapie dans un coin tranquille et tout décider. Parfaite, auto-suffisante, toute-puissante.

 

Quand l'accompagnement démarre, que des visages inconnus se tournent vers soi, curieux ou éteints, en quelques micro-secondes, tout s'entrechoque : les foies, les boules, les chocottes, le trac...La part d'ombre crie : pas prête ! pas prête ! temps mort !...

 

Je réalise qu'accompagner, c'est laisser crier cette part d'ombre, c'est accepter de n'être jamais prête. 

Et en faisant cela, c'est accepter aussi que les autres ne soient pas prêts, ne soient pas assez rapides, assez synchrones avec notre pensée. Parfois, il faut les attendre...parfois leur courir derrière....

 

Et puis, ça se libère, et ne reste alors que l'envie de jouer, ensemble, à relever un défi.

Se dire "et si on racontait une histoire ? "

 

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