"Après" - une nouvelle écrite par Sylvie Gier

 J'ai écrit ce texte à l'issue d'un atelier collectif que j'ai animé, intitulé "Marée haute, marée basse". Un premier brouillon est né pendant la séance : le décor, les personnages, le contexte. Puis j'ai retravaillé le texte en approfondissant l'atmosphère, l'action et l'enjeu de cette action pour les personnages.

 

Quand j'ai relu cette nouvelle pour la partager avec toi, quelque chose m'a sauté aux yeux : je me suis dit que cela pourrait être le premier chapitre d'un récit plus long, où l'on retrouverait les personnages, "après". J'imaginais déjà leur parcours de vie, leurs éventuelles retrouvailles...Je les "voyais".

 

Et puis je me suis rendu compte que ce texte, je l'aimais comme cela, car il me laissait justement, en tant que lectrice, créer des possibles, ouvrir des portes, remplir des blancs. Il y avait de l'espace, pour l'auteur et pour le lecteur.

 

Cela m'a fait penser à certains textes où je me suis acharnée, en vain, me rendant compte que "quelque chose ne marchait pas" sans comprendre vraiment pourquoi .

 

En y repensant maintenant, je prends conscience du piège dans lequel j'étais tombée : tout remplir, boucler les boucles, boucher les lignes de fuite, penser à tout, alors qu'il faut, à un certain moment, juste lâcher.

 

Ce "certain moment" est une clé.

Le récit doit être crédible, ou tout du moins, cohérent. Mais "à un certain moment", il faut accepter que tout n'aura pas d'explication,  ou qu'il y en aura plusieurs.

Accepter que le lecteur fera sa part, et que c'est justement cette part qui fera du texte, quelque chose qu'il aimera, qui l'accompagnera pour quelques heures, quelques mois ou toute une vie.

 

Après

 

Depuis plusieurs jours, la plage était déserte.

Le silence s'était installé. Un foutu silence au goût de poussière qui faisait l'haleine rugueuse.

Brisé parfois par les cris des goélands, planant au-dessus des cabanes abandonnées, en quête de nourriture.

 

Dans ce silence, on n'entend qu'elle. La vague qui monte et redescend sur la plage dans un fracas d'écume, y déposant

depuis ses profondeurs cailloux brisés, algues noires et coquillages.

 

Derrière elle, l'eau est sombre. Impénétrable, comme repeinte de l'intérieur. Dégradé de gris, veiné de bleu, sur cinq mètres de fond.

 

Devant elle, ils sont trois.

Le bruit du ressac et le parfum de l'iode les paralysent. Immobiles, ils fixent les morceaux de bois qui flottent à la surface, reliefs des combats qui avait précédé le silence.

 

En d'autres temps, ils auraient suivi des yeux un rateau ou un seau en plastique partant à la dérive, râlant contre la négligence des plus jeunes. Ils les auraient engueulés en riant, avant de se jeter à l’eau pour rapporter les jouets de plage.

 

Mais là, ils n'ont plus de mots, absorbés dans le silence immédiat et le chahut de la mer. Les manoeuvres ont cessé ce matin. Tout le monde est parti plus au nord. Il ne reste qu'un détachement de réserve. C'est le moment.

 

Daniel est le plus grand. Il observe l'eau, les couleurs aveuglantes des rochers. La vase épaisse sur les pierres douces. La lumière est belle. Il aurait aimé la capturer dans la lentille de son appareil photo.

 

Tout est prêt. Le radeau à l'est de la pointe Rude, dans la petite anse. Les boîtes hermétiques avec des vivres pour quelques jours. Ils avaient construit leur embarcation au fur et à mesure des corvées dont on les avait chargés. Personne ne les avait vus.

 

Adam est le plus jeune. Il rit fort, se sent toujours obligé de parler, tout le temps. Mais là, il se tait. Il sait que le moment est décisif. Que tout va se jouer là.

 

Sur le côté, Aude leur tourne le dos. Malgré le vertige qui la prend, elle se force à ne pas bouger, à rester bien droite dans le vent qui cingle la plage. Elle se concentre sur sa respiration, visualise le trajet à parcourir, yeux fermés, cils serrés.

 

Quand elle ouvre les yeux, ils ont déjà avancé. Elle les rattrape au poste de guet où les sauveteurs surveillaient la baignade, tourelle de bois lisse aux marches d'escalier usées par de nombreux passages. Sur la rampe, un epsilon gravé maladroitement au canif. Pour Elie, parti le premier.

 

Il y a juste à se lancer. La plage à franchir, puis se jeter dans l'eau sombre. Et là, nager, nager sans s'arrêter vers l'est, contourner la pointe Rude jusqu'à la crique, sortir le radeau. Alors, ils auront réussi.

 

Ils ont répété ce scénario dans leur tête des centaines de fois. Quand les habitants ont été rassemblés dans un seul village, le plus près de la grande plage. Quand ils ont su qu'ils ne pourraient pas retourner à l'anse à pied, par la côte.

 

Ils se savent bons nageurs, se connaissent des jours de grand vent sur la plage où l'on se jette en hurlant dans les vagues. Ils ont longuement parlé de leurs chances de réussite. Et peu d'eux-mêmes. Ils auront le temps, après.

 

La peur leur scie les jambes, monte dans leurs cuisses, durcit leur ventre, leur poitrine, leur mâchoire, les cloue sur place.

 

Leurs yeux se cherchent, s'arriment, s'aimantent dans un compte à rebours muet. Puis ils s'élancent et courent vers l'océan. Le bruit des vagues s'amplifie au fur et à mesure de leur progression.

 

Quand la première détonation claque, ils ont presque atteint le bord de l'eau. Des rafales d'armes automatiques couvrent les cris qui s'élèvent depuis le bunker. Les cris de ceux qui ont déjà liquidé Elie et tous les autres.

 

Ils n'arrivent pas à déterminer ce qui les effraie le plus. Le bruit saccadé des balles, ou celui, ample et caverneux, de la mer houleuse qui les attend. Glacée, l'eau familière fouette leur peau brûlante, comme une caresse brusque balayant pour toujours leurs jeux d'enfants.

 

Ils le savent déjà. Après la guerre, ils n'aimeront plus la mer.

 

 

 

 

 

 

 

Sylvie Gier, décembre 2022

 

 

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Commentaires: 6
  • #1

    Isabelle Baillet (jeudi, 15 décembre 2022 16:48)

    Bonjour Sylvie,
    Comme toujours, je suis fan ! On sent le suspens monter, on part sur une piste ou sur une autre, qui finalement n'est pas la bonne. Jusqu'à la sentence finale, qui claque comme une vague qui frappe. Bravo !

  • #2

    Sylvie (samedi, 17 décembre 2022 23:55)

    Merci beaucoup Isabelle !

  • #3

    Anthony Bathsavanis (lundi, 19 décembre 2022 18:53)

    Effectivement, tu laisses au lecteur un immense champ de possible, et j'aime beaucoup l'universalité du propos et du décor. Merci pour cette leçon du "Et à un certain moment"... hé bien, c'est aussi au lecteur de faire sa part du boulot !

  • #4

    Sylvie (mercredi, 21 décembre 2022 21:40)

    Merci Anthony.
    C'est ce que j'aime dans la nouvelle. Mettre dans la main du lecteur une petite pierre d'infini.

  • #5

    Guy et Eveline 22/12/2022 18h51 (jeudi, 22 décembre 2022 18:53)

    Une belle écriture qui ne nous étonne pas venant de toi.
    Une atmosphère qui "prend" le lecteur et lui permet d'imaginer des évènements dramatiques

  • #6

    Sylvie (lundi, 26 décembre 2022 15:53)

    Merci beaucoup ! Heureuse que l'intensité de l'instant se ressente et vous ai emportés.