Elisabeth Bing et l'animation d'atelier d'écriture en France

"...Et je nageai jusqu'à la page" , paru aux Editions des Femmes en 1976, est le texte fondateur des ateliers d'écriture en France. Elisabeth Bing y raconte, à la manière d'un carnet de bord, son expérience de "motivation à l'expression écrite" avec des enfants classés comme "caractériels" dans un institut médico-pédagogique en 1969.

Un livre émouvant et profond que j'ai découvert dans une démarche d'approfondissement de ma pratique d'animatrice d'atelier d'écriture et de coach littéraire. Il permet de se reconnecter aux valeurs à l’œuvre derrière l'accompagnement à l'écriture : don de soi, exigence, bienveillance et respect de l'autre, dans sa singularité et sa richesse.

"...et je nageai jusqu'à la page" offre des éléments concrets d'une pédagogie à l’œuvre mais ce livre va bien au-delà. Il interroge pour l'animateur d'atelier d'écriture ou le coach littéraire son propre rapport à l'écriture, à l'écriture des autres. Il embrasse une démarche qui ne vise pas juste à faire écrire, faire utiliser les mots, faire produire,  mais accompagner l'autre à parler avec ses mots.

Animer un atelier d'écriture ou accompagner une personne en individuel implique la nécessité de quitter le chemin de son écriture pour cheminer avec l'autre, se battre ensemble avec le "nommé" et permettre au participant d'atteindre sa rive propre, son point d'amarrage avec le réel, sa capacité unique de dire. C'est parfois un exil, où il faut être capable de faire le deuil de ses propres découvertes pour permettre au participant de concrétiser les siennes. Lutter contre sa propre éminence savante, expérimentée, pour accepter d'autres reliefs, d'autres itinéraires, d'autres représentations subjectives. Animer un atelier d'écriture, accompagner une personne qui écrit, est un combat.

Elisabeth Bing évoque ainsi son parcours de pédagogue, ses tâtonnements, ses avancées, son chemin progressif vers l'écriture des enfants qui lui sont confiés :
" Ces écrits inintéressants, banals, mièvres, souvent illisibles, parfois vulgaires et généralement disorthographiés étaient les seuls ponts de mots les reliant à moi (...) Je suivis la trace du fin réseau nerveux de leur écriture jusqu'entre les lignes, entre les lettres (...) Je passais trois quart d'heure sur cinq lignes. Des indications précises de travail se mirent à maculer les marges (...) Faire sauter les multiples freins était les déconditionner, ce ne pouvait être que par la violence de la douceur. Mon travail de déconditionnement commença par un long travail de réassurance. Y avait-il seulement dans un texte deux mots qui se côtoyaient de façon intéressante, ils étaient entourés, commentés, j'aime, j'adore cela, ils étaient valorisés (...) Ce retour sur un texte écrit au hasard allait leur faire apparaître leurs mots comme des êtres vivants, comme des prolongements d'eux-mêmes. Ce travail de retour allait les conduire à une reconnaissance de leurs possessions, à l'agrandissement de leur territoire (...) Ainsi commencèrent des séances  passionnées de travail sur leurs premiers écrits. Ainsi les premiers ateliers d'écriture. Je les dressai au combat (...) Vous vous battez sans cesse (...) battez-vous donc avec vous-mêmes, battez-vous avec vos écrits rechignés, prenez vos mots un à un et mesurez vos poings (...) Si le texte ne vous ressemble pas, travaillez-le (...) Apprenez à vivre cette écriture comme bat votre cœur, comme on respire. Sortez lire vos textes dehors et à haute voix, par vos oreilles vous entendrez ce que vous y aimez, ce que vous ne pourrez supporter vous sera jeté par vous-même comme un défi. Relevez-le. Si vous ne pouvez parlez, criez-le. si vous ne pouvez le crier, murmurez-le, chantez-le, faites en une longue et terrifiante confidence aux arbres et au ciel, marchez en hurlant, il vous viendra peut-être une écriture debout adhérant au rythme de votre souffle et de votre voix avant que le vent ne les érode (...) Lorsque votre texte vous fera totalement plaisir, alors rentrez dans l'espace de la classe, je vous attendrai, je l'écouterai et nous pourrons parler, s'il vous manque un mot je vous aiderai à le trouver, nous chercherons ensemble (...) Les textes initiaux devenaient de véritables puzzles, et nous riions. La réassurance commençait en se flattant du nombre d'obstacles à franchir. Plus le brouillon était taché, raturé, réécrit, déchiré, plus nous le sacrions beau. Les enfants se mirent à aimer la magnificence de ce travail pour lui-même".

Le récit de "...Et je nageai jusqu'à la page" enchâsse les moments partagés avec les élèves, les interactions qui sont nées, les brouillons aussi où l'écriture enfantine et les dessins restituent la trame physique de ce combat partagé vers le dire.
"Faire sortir les enfants de la classe, tenter de les aider à entendre, leur apprendre la voix réelle du dehors, celle qui est la plus proche. Ecoute directe d'une voix infinie, et inlassablement dire cette voix pour se calmer, pour conjurer le malheur de mentir en parlant abusivement des choses, en les "mal nommant" (...), en les "traduisant" en des formules figées, où elles meurent, momifiées (...). Vous vous installerez tranquillement dans un coin, vous ferez silence (...) vous aurez alors la sensation de pénétrer plus loin dans le silence, comme dans un endroit dont vous écartez peu à peu les branches pour en découvrir la clairière. Votre oreille deviendra de plus en plus ouverte...Vous verrez alors qu'une chose inattendue se passera si toutefois vous vous donnez les moyens d'aller assez loin dans le silence. Alors nommez tout ce que vous entendez, écrivez-le sans vous soucier d'organiser un texte, n'inventez pas, écrivez...Il suffit de nommer".

Née à Verdun en 1934 et installée jusqu'à 11 ans dans un village de l'Aube où elle est marquée par les images de bombardements et d'exode de la 2e Guerre mondiale, Elisabeth Bing parle aussi de son propre parcours, du mutisme vers l'écriture. Elle restitue l'échange profond qui se noue entre l'accompagnant et l'accompagné, où les blessures et la lumière de l'un et de l'autre se croisent, se touchent, se répondent, se rencontrent, pour aller plus loin.
"Si ma folie reposait dans le fait que trop tôt les yeux me furent tenus ouverts, chute d'un toit soufflé, pied d'une mère transpercé, sein déchiqueté d'une paysanne, dans le silence d'une même déflagration, qu'au moins ces yeux dilatés fous sur le spectacle qu'un enfant ne peut voir servent à la qualité de mon regard. Il ne m'est plus resté que cela, j'ai résisté à toute culture, à toute éducation. Expulsée jadis d'un royaume en paix, c'est sur le fil des mots que je tentai de me refaire un monde (...) Ces réfugiés dans la bulle, sortant eux aussi de quelque guerre (...) m'étaient d'une très ancienne proximité (...) Le lieu de notre combat fut celui qui déjà était mien : le lieu du texte".
"J'ai tenté en partant de la souveraineté de ma propre enfance de délivrer la leur, de faire affleurer avant tout engagement du monde ce que le monde lui-même ne fera plus que tenter de recouvrir."

Elisabeth Bing évoque concrètement les thématiques abordées dans les ateliers et leur impact sur les enfants : j'aime et je n'aime pas / que signifie pour toi le mot "espace" ? / l'exercice du "nommé" : ce que j'entends - décrire un espace limité - décrire un arbre / la porte, le vol d'Icare / la perdition dans le désert / les mythes : le labyrinthe, le bateau des Argonautes, Médée / le "rapt des éléments" : je suis le vent...
"Délier les ailes, offrir des espaces infinis fût-ce au risque de frôler l'extrême, pénétrer dans le labyrinthe et s'y éprouver jusqu'à la sortie était essentiellement tenter de délivrer de la parole anodine, délivrer la part maudite ou sacrée de l'écriture, délivrer de l'incarcération (...) Rendre essentiel le jeu de l'écriture et rester à la vigie dans ce trajet, immuable présence, ouverture et lecture, lieu où l'on peut toujours s'arrêter, apporter le texte et le travailler, l'épingler enfin au mur et ce tribut à soi-même payé...repartir pour éprouver de nouveaux pouvoirs".

"Je n'avais que moi et n'ai donné que moi, mais cette indigence même m'a conduit à laisser vibrer en moi leur désir pour leur en retourner l'écho. Mon rôle était d'être attentive. Ce fut celui d'avoir un regard (...)."

Après cette expérience, Elisabeth Bing initie les premiers ateliers d'écriture pour adultes à l'université d'Aix-en-Provence et crée en 1981 une association qui forme de nombreux animateurs professionnels en France.
Elle est morte le 27 avril 2017.

 

NB : L'association arrête son activité en mars 2018 mais la marque "Elisabeth Bing" a été reprise par son fils Emmanuel Bing, journaliste, psychanalyste et animateur d'atelier d'écriture.

 

 

En savoir plus sur l'atelier d'écriture Sylvie Gier sur la page d'accueil

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